En 1008, c’est le petit-fils du comte Seniofred, Oliba, qui est élu la même année abbé de Ripoll et de Cuxa. Il sera aussi évêque de Vic en 1017. Il va profondément transformer l’abbaye en construisant au-devant de l’église Saint-Michel les deux sanctuaires superposés de la Crêche (Pessebre) et de la Trinité, qui communiquent avec Saint-Michel par des galeries. Il augmente aussi le sanctuaire de trois absides, voûte les bas-côtés de la nef, construit les clochers, élève un baldaquin ouvragé au-dessus de l’autel de Garin. C’est un homme de grand prestige, qui s’est rendu au moins deux fois à Rome, et qui a proclamé la Trêve de Dieu dans le diocèse d’Elne en 1027. Il meurt à Cuxa en 1046.

Au début du XIIème siècle, on reconstruit le cloître en lui donnant la forme d’une colonnade de marbre, avec des chapiteaux sculptés. On édifie aussi une tribune en marbre dans l’église. Ces travaux sont l’œuvre de l’abbé Grégoire, qui est élu archevêque de Tarragone en 1136.
Les périodes suivantes du Moyen Âge sont moins fastes pour Cuxa. Les bâtiments du l’abbaye ne sont pas renouvelés. La richesse du monastère est cependant évidente, avec un domaine foncier très important, et une juridiction « quasi-épiscopale » sur une quinzaine de paroisses réparties entre les diocèses d’Elne et d’Urgell.

A partir du XVIème siècle, les moines ne vivent pour ainsi dire plus la vie commune. Les revenus de l’abbaye sont partagés en autant d’« offices » que de moines (l’Infirmier, le Céllerier, le Grand Sacristain…) et chacun d’eux a son habitation particulière dans l’abbaye. L’église est transformée par la réalisation de chapelles latérales au détriment des bâs-côtés de la nef, qui reçoit une voûte catalane en briques. On démolit la tribune monastique du XIIème siècle, dont de nombreux fragments sont alors réutilisés : porte principale de l’abbaye, nouveau logis abbatial. Le logis du Grand Sacristain est édifié à l’emplacement de l’église de la Trinité, qui avait déjà dû subir de gros dégâts (ou même s’effondrer) au XVème siècle, selon quelques indices archéologiques. Cette vie monastique réduite se poursuit jusqu’à la Révolution. L’abbaye est alors supprimée et ses bâtiments vendus. ..

A Cuxa, comme en Roussillon et partout en France, les décisions révolutionnaires de l’Assemblée nationale eurent pour effet de supprimer l’antique abbaye en tant qu’institution religieuse. En 1839, le clocher nord s’effondre, écrasant les bâtiments voisins et une partie du cloître.
Dès le début du XIXème siècle, le cloître subit des atteintes et des colonnes, bases et chapiteaux, sont démontés et revendus avec profit pour d’autres usages (rappelons d’ailleurs que le pavage en marbre de l’église, et le maître-autel, ont été acquis de bonne heure par la paroisse de Vinçà). La fontaine publique de Codalet s’orne d’une arcade complète prise au cloître, avant 1833. Dans les années 1833-1837, se crée à Prades un établissement de bains : son propriétaire acquiert pour le décorer 12 (ou même 14) colonnes et chapiteaux, qui y resteront jusqu’en 1913. Quelques chapiteaux partent pour la collection de Pierre-Yon Vernière, le juge de paix d’Aniane (Hérault), amateur de sculpture qui a aussi recueilli les fragments du cloître de Saint-Guilhem-le-Désert.

En 1862, l’abbaye est classée Monument historique. A une époque non précisée, la fontaine du cloître, vaste cuve monolithe en marbre, a été vendue. L’abbé Font la signale près de Perpignan, dans un jardin privé, vers 1880 (elle se trouve aujourd’hui à Eze-sur-Mer, sur la Côte d’Azur). Vers 1880 encore, le nouveau propriétaire, un maître de forges, Rémy Jacomy, après avoir reconstruit la chapelle votive de saint Pierre Orseolo, fait aussi restaurer la chapelle d’axe du chevet de l’église, et recouvrir de tuiles les voûtes sur croisées d’ogives du chœur de l’église, qui ne sont pas tombées : c’est le début d’une timide renaissance. Jacomy ayant fait de mauvaises affaires, ses biens sont vendus et Cuxa passe en 1883 aux mains de Jacob Holtzer, autre maitre de forges auquel il était auparavant associé, qui possède les hauts-fourneaux voisins de Rià. L’attitude du nouveau propriétaire, d’origine protestante, sera toute différente vis-à-vis de l’abbaye.

C’est en janvier 1907 que se noue le destin contemporain du cloître de Cuxa : comme nous l’avons vu, il est déjà presque entièrement détruit et dispersé, et il n’en subsiste que l’angle sud-ouest. Arrive alors à Prades un acheteur de sculptures médiévales, l’artiste américain George Grey Barnard : celui-ci est attiré en ces lieux par les deux chapiteaux de Cuxa rencontrés dans la collection Vernière, qu’il a acquise chez un antiquaire parisien l’année précédente. Il a, par goût et par nécessité, développé une activité d’achat-vente de sculptures médiévales, en liaison avec des antiquaires parisiens. A cette époque, les débris épars de monuments religieux démantelés à la suite de la Révolution sont encore nombreux en France et peu recherchés, et grâce à son flair Barnard alimente le commerce tout autant qu’il se constitue une collection personnelle, entreposée dans sa résidence de Moret-sur-Loing. Il songe à la transporter à New York, pour former un musée, et donner ainsi des racines à l’art américain qu’il juge dépourvu de modèles.

En quelques jours, Barnard prospecte Prades et les environs, et réalise une impressionnante moisson de 14 bases, 2 colonnes et 37 chapiteaux qu’il achète à des particuliers, dont les jardins ou les terrasses s’étaient ornés ainsi, tout au long du siècle, aux dépens de l’ancienne abbaye. Il négocie également avec la propriétaire de l’établissement de bains, qui lui cède les 12 colonnes et chapiteaux par contrat, cependant laissés sur place (l’acquéreur se réservant de les faire démonter plus tard). Edwige Praca a montré comment l’offre commerciale augmente considérablement la valeur de ces pièces, qui, estimées ensemble 120 f. lors d’un partage successoral en 1889, sont achetées par Barnard 6000 f., soit 50 fois plus cher.

A Cuxa, malgré le classement comme Monument historique, et en total mépris de la loi, Holtzer lui vend également les dernières arcades du cloître subsistantes sur place, ainsi que d’autres éléments importants : comme pour l’établissement de Bains, ces éléments ne sont cependant que « réservés », moyennant un acompte. Barnard n’est pas resté plus de dix jours à Prades : pourtant, son œil et son argent ont fait merveille, et il repart en ayant acquis l’essentiel, on peut le dire, du cloître de l’ancienne abbaye. On peut se demander d’ailleurs dans quel climat et avec quelle aide l’américain a pu réussir ainsi cette véritable « pêche miraculeuse », alors que dans le même temps l’évêque de Perpignan, Mgr de Carsalade du Pont avait racheté (en 1902) les ruines de l’abbaye, toute proche, de Saint-Martin du Canigou et entrepris sa restauration, recherchant pour cela le soutien de la population. Comme Barnard, l’évêque recherche dans le pays, autour de Prades, les fragments de l’ancienne abbaye, en utilisant bien sûr tout le « réseau » ecclésiastique dont il dispose. Cela ne pouvait-il produire les prémices d’un intérêt patrimonial, collectif, pour ces éléments ? N’oublions pas d’ailleurs que l’action en faveur des monuments se développait, en France, depuis les années 1830, qu’une législation spécifique existait depuis 1887 et que, en Roussillon même, l’œuvre d’intellectuels comme Brutails ou d’historiens locaux avaient attiré l’attention sur tous ces vestiges. En 1906, quelques mois seulement avant l’arrivée de Barnard, Perpignan avait même accueilli le Congrès archéologique de France, qui avait visité Cuxa. Alors ? L’anti-cléricalisme, le climat qui accompagne la Séparation des églises et de l’Etat joue-t-il pour sa part un rôle, antagoniste, dans cette affaire ? On peut l’imaginer.

De son côté, la société Holtzer montre en 1908 son peu d’intérêt pour le monument : elle envisage la démolition du clocher subsistant, en arguant de son mauvais état. Elle n’y renoncera qu’à la condition de voir les travaux de consolidation entièrement payés par l’Etat, au titre des Monuments historiques.
L’ancienne abbaye restant une propriété privée, les colonnes et chapiteaux offerts à la France par le sculpteur sont placées devant la façade de l’église de Prades, pis-aller un peu dérisoire, par les soins des Monuments historiques. En 1919, l’abbaye est enfin vendue par les Holtzer, à la sœur de Ferdinand Trullès, notaire à Ille, qui voulait réaliser la restauration monastique de Cuxa au profit des cisterciens de Fontfroide, auto-exilés en Espagne à l’époque des lois sur les congrégations. Son projet ne se réalise qu’après sa mort, mais l’abbaye redevient donc abbaye dès 1919, bien que méconnaissable : il ne reste debout que la grande église (encore celle-ci est-elle aux deux-tiers découverte), et, peu ou prou, l’ancien logis abbatial. Là où s’élevait le cloître sont des terrains cultivés, plantés en vigne. Les cisterciens n’ont pas de grands moyens, et ne s’attaquent pas, pour ainsi dire, à la restauration de l’abbaye.

Leur communauté s’installe dans l’ancien logis abbatial, tandis qu’un grand bâtiment agricole est élevé plus au nord, par l’architecte Edouard Mas-Chancel (1929). En 1932, l’archéologie braque à nouveau ses projecteurs sur l’abbaye : Félix Hernández publie en Espagne son étude sur Cuxa, una iglesia del ciclo mozarabe catalán, qui pointe pour la première fois l’originalité architecturale de la grande église aux arcs outrepassés. Cette publication déclenche un regain d’intérêt, qui motive une campagne de recherches et de fouilles franco-espagnole en 1933 et 1934, dirigée par l’architecte et archéologue catalan Josep Puig i Cadafalch – lequel, disciple de Brutails, s’intéressait à Cuxa depuis de longues années. Sous cette impulsion différents travaux s’opèrent, et une collaboration s’établit entre Henri Nodet, l’architecte en chef des Monuments historiques, et Puig. Celui-ci fait un retour dramatique à Cuxa en 1936-37, devant fuir Barcelone en proie à la guerre civile. Il y reste réfugié six mois avant de gagner Paris, levant le plan de l’abbaye, surveillant les travaux de déblaiement de la crypte, et proposant à Nodet un projet pour rétablir la toiture de l’église.

L’église, où Pablo Casals, autre réfugié catalan de la Guerre civile espagnole, a inauguré un fameux festival de musique, est enfin couverte (1957). Les travaux se poursuivent durant les années 1970 (reconstruction, à l’opposé, d’un angle nord-est du cloître, pour donner l’échelle de l’ensemble, par l’architecte Jean-Claude Rochette), et même 1980 (bâtiment bordant le cloître à l’ouest). En 1952, en jetant à bas une partie de l’ancien logis ruiné du sacristain majeur, Pierre Ponsich et Alfred Joffre ont découvert les restes de l’église de la Trinité élevée par Oliba, connue jusque là seulement par le sermon du moine Garsias, un texte du 11ème siècle. Abrités sous une couverture provisoire, ces vestiges ont pu être mis en valeur seulement en 2000, sous la direction de Régis Martin, et l’on attend à la suite la réhabilitation de ce qui subsiste du logis du sacristain. Mentionnons pour finir qu’en 1965, les cisterciens furent remplacés par les bénédictins de Montserrat, accomplissant ainsi un véritable « retour aux sources » historique et spirituel : en 2008 a été célébré le millénaire de l’élection d’Oliba, abbé de Ripoll et de Cuxa en 1008, et fondateur de Montserrat.
En 1969, ont eu lieu à l’abbaye les premières Journées romanes, dédiées annuellement à la connaissance de l’art médiéval, et qui, tout comme le Festival de Casals, n’ont pas cessé depuis.

Olivier Poisson