C’est indéniablement à son parcours atypique qu’Éric Séva doit la curiosité qui alimente sa boulimie créative. Une curiosité qui fait de lui un artiste d’une eau différente, aux couleurs de la diversité et des rencontres. Nulle surprise, alors, de découvrir que les mots croisement, carrefour ou métissage traversent ses projets et ses partitions. Ou encore le mot souvenir, qui alimente chez Éric un univers perpétuellement en mouvement, enrichi par ses voyages. Sans nostalgie. « Je ne suis pas nostalgique, tout simplement parce que ma mémoire musicale se renouvelle constamment, au lieu de s’arc-bouter au passé. C’est ce renouvellement permanent qui porte mon imaginaire », reconnaît- il.
Ce goût de la découverte, il le doit à un père musicien, qui gagne sa vie à l’usine en semaine et quitte sa salopette de tourneur sur métaux pour se métamorphoser en saxophoniste, clarinettiste et bandonéoniste (tango oblige !) dans les bals populaires le weekend. La musique est si bien présente dans le quotidien d’Éric que l’apprentissage d’un instrument survient comme une évidence lorsque son père lui offre une flûte à bec en 1969, à l’âge de cinq ans : « Le solfège, les gammes, les tonalités, je les ai découverts comme un jeu avec mon père, à force de reproduire à la flûte les airs qu’on jouait ensemble. »
L’apprentissage du saxophone suit naturellement au milieu des années 1970, à une époque charnière de l’existence de la famille Séva. « Mes parents ont acheté en Seine-et-Marne un vieux cinéma qu’ils ont restauré avant de le transformer en dancing, façon guinguette. » Le goût des croisements, le sens aigu de la mélodie et la maîtrise des couleurs, c’est à cette époque fertile qu’Éric les doit. Le week-end, il fait danser le public des bals populaires avec l’orchestre familial tout en suivant des études classiques poussées à l’École normale de Musique de Paris : « Le bal musette, le dancing restent pour moi une véritable école de l’écoute. Ils constituent mon initiation à l’improvisation, tandis que les six années passées à l’École normale m’ont apporté les fondations, une véritable structuration musicale. » Loin de renier l’univers souvent décrié de la musique populaire, Éric y voit une force de communication avec le public, une inspiration lyrique qui ne cessera jamais d’alimenter ses dons de raconteur d’histoire. Cet appétit le conduit vers le jazz au sortir de l’École. Un jazz qu’il connaît pour avoir entendu chez ses parents des disques de Sidney Bechet, Stan Getz, Miles Davis, Sonny Rollins, Claude Nougaro, John Coltrane et Louis Armstrong, ou encore le saxophoniste King Curtis dont son père est fan.
Mais c’est un voisin et ami, le dessinateur Jean Cabu, qui s’est chargé de parfaire cette éducation : « Au-delà d’un simple voisinage, nos familles partageaient des moments d’une amitié profonde, marquée par la vie et la musique. Mes premiers contacts avec le jazz vivant, je les dois à Jean qui nous invitait à la salle Pleyel, avec mes parents, pour écouter Lionel Hampton, Count Basie ou Ella Fitzgerald. Assis au premier rang, l’impact a été terrible pour le gamin que j’étais. Jean aura été un véritable catalyseur artistique pour moi. »
Toute aussi décisive est sa rencontre avec Dave Liebman, à l’occasion d’une master class en 1989. Un an plus tard, Éric rejoint New York et devient l’élève du saxophoniste qui lui enseigne une vérité que ses goûts éclectiques lui soufflaient depuis longtemps : « Dave m’a donné la certitude que chaque musicien doit
cultiver sa différence pour trouver sa propre voie. » Séva ne s’est jamais départi de cette règle depuis, tout comme son rapport à la musique reste intimement
connecté à la danse et au rythme. Si les musiques improvisées sont sa priorité créative, ainsi que l’illustre un séjour marquant au sein de l’Orchestre National de Jazz de 2005 à 2008, il n’a jamais renoncé au plaisir de la découverte en participant à l’enregistrement de plus d’une centaine d’albums porteurs de signatures aussi diverses que Didier Lockwood, Chris Réa, Thomas Fersen, David Krakauer, Céline Dion et Henri Salvador, Michel Legrand, l’Orchestre National de Jazz, Sylvain Luc, Khalil Chahine, Maxime Leforestier, Zaz…
Et si Éric a toujours privilégié le jazz dans son parcours, c’est précisément parce que le métissage et la liberté en sont l’essence même. Il a toute conscience que c’est de la confrontation que découle l’improvisation, un art délicat guidé par l’écoute et l’entente entre créateurs venus de sphères différentes. Première manifestation de cette ouverture, l’album « Folklores imaginaires » lui permet en 2005 d’aborder la composition de la même façon que l’improvisation, au rythme de la danse intérieure qui l’anime. C’est aussi l’occasion d’explorations au saxophone baryton dont il sublime les capacités lyriques : « J’ai voulu prendre une direction plus “vierge”, explorer un lyrisme et une tessiture qui appelaient une autre musique. » Le recueil « Espaces croisés » en 2009, célébré par toute la profession, prend le relais quatre ans plus tard. Éric y pratique l’art de l’audace en dévoilant sa maîtrise de tous les registres proposés par le saxophone, du soprano à son cher baryton qui assoit son indépendance créative. Les projets se sont enchaînés depuis : Danse avec Bartók, commande de Radio France qui voit, par un spectaculaire chassé-croisé, les mélodies traditionnelles sublimées par Béla Bartók renouer avec leur spontanéité originelle grâce à l’approche, savante et intuitive, de Séva ; Confluence, entraîné par le désir de provoquer la rencontre entre l’univers du jazz et le monde de la musique classique, une commande d’écriture pour quartet de jazz et grand orchestre ; l’album « Nomade sonore » (2015) dont chaque note raconte le besoin d’itinérance de son créateur ; 2017 « Body and Blues » un hommage au blues, en s’appuyant sur la puissance émotionnelle portée par la note bleue, cet album atypique illustre combien le blues poursuit son parcours planétaire en continuant d’influencer la création dans le monde des musiques improvisées. Par sa formidable capacité à célébrer cette universalité, Éric Séva signe ici un travail magistral; 2020 « Mother of Pearl » : « C’est en redécouvrant l’album « Summit » d’Astor Piazzolla et Gerry Mulligan enregistré en 1974 que j’ai posé les fondations de ce nouveau projet.», cet album d’une parfaite cohérence, porteur d’une âme mélodique rare, on comprend que le jazz actuel compte désormais dans ses rangs un grand créateur de plus; 2020 « Triple Roots » Trio, dans sa formule de prédilection Eric se retrouve entouré de deux musiciens d’exceptions, des racines artistiques profondes, une terre musicale nourricière qui leur a chevillé au corps la passion des conversations mélodiques et rythmiques issues des musiques populaires et des musiques du monde, ce trio cultive le don commun du partage, entre eux comme avec le public.
Avec, invariablement, le rêve en toile de fond : « Enfant, les musiques que j’écoutais à la maison me faisaient rêver. » À l’image du rêve, la musique d’Éric Séva est un condensé d’imaginaire qui autorise ce partenaire essentiel qu’est le public à voyager librement dans son sillage. Avec un bonheur jouissif constamment renouvelé.
Sebastian Danchin